17. Cryogénie
Pendant un moment, ils crurent que Riley aurait besoin d’une opération pour remplacer les feuillets endommagés de sa valve mitrale. L’information, qu’ils avaient interprétée comme une mauvaise nouvelle à la mi novembre, avait fini par se muer en un vague espoir. La valve aortique était presque aussi abîmée. Les médecins espéraient soigner son arythmie grâce à un pacemaker. Mais même cet espoir là s’amenuisa quand ils diagnostiquèrent d’autres lésions.
Chaque fois que Riley revenait de chez le médecin, elle disait :
– Ça a l’air d’aller.
Et elle disparaissait pendant quelques heures. Et chaque fois, tard le soir, sa mère donnait à Alice la version complète, agrémentée de ses craintes. Elle alignait les nouveaux flacons de médicaments : bêtabloquants, anticoagulants, antibiotiques. Le tout pour une fille qui ne supportait pas d’avaler un cachet.
Alice avait parfois l’impression que sa sœur Riley et la malade de Judy étaient deux personnes distinctes.
– A chaque examen, ils découvrent de nouveaux problèmes, dit sa mère à la fin de l’année. Ce n’est pas une intervention sur une valve ou une autre qui va tout régler.
Ils passèrent tout le mois de janvier comme figés, dans l’attente, sur le qui-vive. Riley se rendait régulièrement au centre de transplantation. En raison de son âge et de l’aggravation de sa maladie, elle figurait en haut de la liste. Comme l’avaient expliqué les médecins, quand son tour viendrait et qu’un cœur serait disponible, tout se jouerait en quelques heures.
Riley portait un bipper sur elle en permanence. Ça pouvait prendre des jours comme des mois. Alors ils attendaient. Tandis que Riley allait et venait, Alice et ses parents gardaient les yeux rivés sur le bipper.
Un matin où elle l’avait laissé sur la table de la cuisine, tous les trois étaient restés immobiles à le fixer comme s’il allait leur exploser dans les mains.
– C’est un bipper, pas un cœur, leur avait signalé Riley, narquoise.
Restée seule dans la cuisine après son départ, Alice avait remarqué des choses qu’elle avait cessé de voir, comme l’étagère à épices que Riley avait fabriquée en primaire. Elle regarda l’horrible machin en terre cuite vernie, rapporté à la maison en CE2 et qui servait toujours à mettre le sel. Deux pots de lierre se tenaient compagnie sur l’appui de fenêtre, bloquant le peu de lumière qui tombait d’un coin de ciel. Alice et Riley les avaient rapportés d’une kermesse quand elles étaient petites, et Judy les avait arrosés et maintenus en vie tout ce temps. Il y avait de l’amour dans ces objets qu’on oubliait presque toujours de regarder.
Les jours et les semaines qui suivirent s’émiettèrent en heures et en minutes d’attente. Son père rentrait entre deux cours. Sa mère travaillait plus à la maison, et moins à la bibliothèque. Elle faisait ses courses au compte-gouttes. Leurs anciens projets s’étaient évaporés et ils n’en faisaient pas de nouveaux. Quand ses parents sortaient le soir, ils trouvaient des prétextes idiots pour téléphoner.
Alice n’osait même pas penser au lendemain. Elle vivait au jour le jour, et ses pensées n’allaient pas plus loin que la nuit suivante. Elle passait d’une activité à l’autre en pilotage automatique.
« On va tous à reculons », pensait elle.
Fin janvier, Alice comprit que l’attente n’allait pas se limiter à quelques jours, et qu’on ne pouvait pas rester en état d’alerte pendant des mois. Les humains n’étaient pas configurés ainsi.
– Je ne suis pas sûre de vouloir un autre cœur, lui confia Riley un jour où elles se promenaient dans le parc.
Dès que la température dépassait 5°C, elles se promenaient.
– Ce sera le tien, une fois qu’il sera dans ton corps, souligna Alice.
Ils la surveillaient de trop près. Alice ne pouvait pas s’empêcher d’imaginer les battements laborieux du cœur de Riley. Ils lui posaient trop de questions sur ses prises de médicaments, sa consommation de sel, sa rétention d’eau. Riley ne ratait pas une occasion de les fuir.
– Où tu étais passée ? lui demanda Alice d’un ton dégagé en la voyant rentrer, un soir glacial de février.
Jamais elle n’aurait avoué qu’elle avait vérifié la température dix fois depuis le déjeuner.
– Je suis allée voir Paul. Alice faillit s’étrangler.
– J’espère que tu es restée à l’intérieur. Riley la fusilla du regard.
– Alors, comment il va ? Tu lui as dit ? Elle avait parlé un peu trop fort. Riley ôta une à une ses couches de vêtements.
– Ça va. On s’est bien marrés, répondit-elle, un peu fort elle aussi. Et non, je ne lui ai pas dit. C’est bien plus sympa d’être avec des gens qui ne savent pas que je suis malade.
– Je te remercie.
– Sérieusement, Al. Je sais que tu te fais du souci pour moi. Mais tu es super chiante.
Les gens laissaient des tas de choses derrière eux en entrant dans l’eau. Leurs habits, leurs affaires, leur maquillage, leur coiffure, leurs voix, leur ouïe, leur vue – du moins sous leur forme habituelle.
– Sous l’eau, les gens se ressemblent tous, lui avait dit un jour un instructeur de plongée.
Certains perdaient même leur personnalité, mais c’était sous l’eau que Riley se sentait le plus elle-même. Elle savait que l’eau était censée symboliser le renouveau, mais quand elle nageait – coupée du monde, seule et inaccessible – c’était comme si elle replongeait vers son moi profond.
L’océan, c’était le summum, évidemment. Il lui donnait un sentiment de liberté unique, et en même temps, l’impression de communier avec tous les êtres aquatiques. L’océan, c’était le summum, mais une piscine surchauffée en haut d’une tour sur la 68e rue Ouest, c’était pas mal non plus.
Riley donna une poussée contre le carrelage et m ^ fit une longue coulée en brasse sous l’eau. Elle avait parcouru les six cents premiers mètres en crawl et les suivants en dos crawlé. Elle s’était promis en arrivant qu’elle s’arrêterait à mille deux cents mètres. C’était la limite qu’elle s’autorisait.
Le mouvement répétitif de ses membres la mettait en état de méditation, l’étirement de ses muscles agissait comme un narcotique. Peu à peu, elle oublia la présence des autres dans la piscine, l’activité sur les bords, la rumeur de la ville derrière la verrière. Ici, la routine restait sur le pas de la porte. On pouvait échapper aux contraintes du monde. Sous l’eau, même celles qu’on s’imposait à soi-même semblaient s’éloigner et changer de direction. On ne pouvait pas parler, on ne pouvait pas entendre. On avait les oreilles pleines, mais c’était silencieux.
Longueur après longueur, Riley accéléra lentement le rythme, avant de ralentir vers la fin. Elle résista à la soixante-quatrième longueur. Stop.
L’ennui quand on nageait, c’était qu’il fallait bien finir par sortir. Il fallait se sécher et se rhabiller. Il fallait redevenir un peu plus soi même, ou, dans son cas, un peu moins. Les contraintes étaient toujours là, qui attendaient.
En rentrant du parc, Alice vit le répondeur qui clignotait dans la cuisine. Envahie par un mauvais pressentiment, elle appuya sur le bouton avec des doigts tétanisés par le froid.
– Ici le bureau du Dr Braden, au centre de transplantation. Nous essayons de contacter Riley, disait le début du message.
La suite donnait des consignes de rappel urgentes et précises. La même secrétaire, sur un ton stressé, avait laissé un deuxième message, et le troisième provenait du Dr Braden en personne. Tous dataient des quarante dernières minutes.
Alice paniqua. Elle avait prévu cette panique, et l’avait même déjà expérimentée plusieurs fois. Les doigts toujours gelés, elle composa le numéro du bipper de Riley, puis son numéro de portable, sans obtenir de réponse. Soit Riley était morte, soit elle était négligente.
Alice attendit dans l’angoisse. C’était presque devenu sa seule occupation au cours des derniers mois, pourtant elle n’était toujours pas douée. Elle ne s’améliorait pas avec la pratique.
Elle rappela, encore et encore. La sixième fois, Riley répondit :
– C’est quoi, le problème ?
– Tu as eu le Dr Braden ?
– Non. Pourquoi ?
Alice entendait sa sœur respirer au bout de la ligne.
– Regarde ton bipper. Il y eut un silence.
– Je te rappelle, dit Riley.
Elles se retrouvèrent à l’appartement. Entretemps, Judy et Ethan étaient rentrés.
Riley, en chaussettes, avait un pied sur le bord de table et se balançait sur sa chaise.
– Tu es sûre que c’est trop tard ? demanda Judy, les mâchoires crispées.
– Oui, je suis sûre. Le Dr Braden aussi est sûr.
– Quelqu’un d’autre l’a eu ? insista Judy.
– Oui. Il y a un heureux receveur ce soir.
– Mais ce n’est pas nous, dit sa mère.
– Ce n’est pas moi, rectifia Riley.
– Chérie, comment se fait il que tu n’aies pas reçu l’appel ? s’informa Ethan, cramponné au dossier d’une chaise. Je ne comprends pas ce qui s’est passé.
Alice se disait que Riley allait finir par perdre l’équilibre, à force de se balancer ainsi. Ce serait trop bête qu’elle se brise le cou après tout ça.
– S’il te plaît, explique nous, dit sa mère d’une voix tendue. Ce n’est pas pour rien qu’on a mis ce système en place.
Riley rétablit la chaise sur ses quatre pieds dans un claquement.
– Je nageais, dit-elle d’un ton ferme. Voilà ce que je faisais.
Les jours suivants, Riley s’enhardit. Elle leur interdit de continuer à lui parler de la liste d’attente. Ils n’avaient plus le droit de mentionner la température extérieure, ni sa consommation de sel ou de médicaments, ni la balance.
– Je jure devant Dieu qu’autrement, je quitte la maison, menaça-t-elle.
Elle cessa de tenir les autres au courant de ses rendez-vous et refusa que sa mère l’accompagne. Quand elle en revenait, elle ne leur fournissait aucune information.
– Arrête de regarder ce bipper, dit-elle sèchement à Judy, un matin où il traînait sur la table basse.
Tard un soir de la même semaine, Alice entendit Riley parler à son père.
– Je ne veux pas devenir cette maladie, disait elle. Ça me donne l’impression qu’elle va m’engloutir et qu’il ne restera rien de moi.
Riley mit une bonne minute à reconnaître sa sœur sous les néons blafards du magasin. Le contexte était étrange et désagréable, mais ce fut l’expression d’Alice surtout qui la dérouta. Elle fut frappée de ne pas retrouver sur son visage la chaleur et l’animation que sa sœur exprimait toujours en sa présence. C’était instructif d’observer un proche à son insu ; une occasion particulièrement rare avec Alice.
Cachée derrière une pyramide de déodorants,
Riley fit mine d’inspecter nonchalamment les brosses à dents. Alice se tenait derrière la seule caisse ouverte. Sans client à encaisser, elle regardait sans la voir l’allée des shampooings. Une femme voûtée vint lui demander un billet de loterie. Un homme s’approcha d’un pas traînant et désigna quelque chose derrière le comptoir. Des piles, peut-être.
Cet endroit n’avait aucune connexion avec l’extérieur. Le cauchemar de Riley, en quelque sorte. Pas de fenêtres. De multiples portes pour empêcher l’air d’entrer. Non que l’air soit particulièrement frais sur la 11e Avenue. La lumière était d’un jaune pisseux. La musique tournait en boucle. Tout le monde avait l’air moche à Duane Reade, mais elle n’avait jamais vu Alice paraître aussi quelconque. C’était parfois dur à vivre d’avoir une sœur si belle, mais la voir enlaidie ne lui faisait pas plaisir.
Riley avait envie de partir, sans parvenir à se décider. Elle pouvait comprendre qu’Alice travaille au parc pour un salaire minimum, mais rien ne pouvait justifier qu’on travaille ici. Etait ce de là que venait l’argent de son inscription à la piscine ?
« Qu’est ce que tu fous, Alice ? »
Alice sortait le soir en leur disant qu’elle allait retrouver des amis. Ses parents en retiraient un plaisir presque pervers. Il fallait bien que quelqu’un dans la famille mène une vie normale. Que penseraient ils s’ils apprenaient la vérité ?
Elle était censée aller en fac de droit, pas vendre des billets de loterie. Chacun avait son rôle à tenir au sein de la famille. Alice était l’in tello, la future cadre. Elle ne se montrait pas à la hauteur de sa mission.
Riley se rappela le jour où sa sœur avait reçu les réponses des universités où elle avait postulé. Après un hiver enneigé à Jackson Hole, Wyoming, Riley passait quelques semaines à l’appartement, avant de partir ouvrir la maison à Fire Island. Ses parents avaient regardé Alice décacheter les enveloppes une à une avec une excitation croissante, et avaient explosé de joie en apprenant qu’elle était acceptée à six des huit écoles – dont Dart mouth, qu’elle avait fini par choisir.
Le soir, ils avaient organisé un dîner de fête au Moon Palace, à Broadway. Riley se réjouissait pour sa sœur. Théoriquement, en tout cas. Elle voulait s’en réjouir. Mais au dernier moment, elle avait esquivé le dîner, sous un prétexte quelconque. Elle avait couru autour du Réservoir à Central Park, kilomètre après kilomètre, dans le noir. Elle le regrettait, quand elle y repensait. Elle n’avait pas l’intention de gâcher le grand soir de sa sœur.
C’était impossible d’en vouloir à Alice.
– Si une seule fac m’accepte, je serai contente, avait-elle déclaré.
Elle aurait partagé sa richesse, si elle avait pu.
Riley, elle, avait reçu ses réponses trois jours plus tôt. Elle les avait ouvertes dans sa chambre, aussi secrètement qu’elle avait envoyé ses candidatures. Elle se réservait ainsi la possibilité de dire en recevant les lettres de refus : « Je veux suivre un programme de formatrice aux NOLS. C’est ce que j’ai toujours voulu. »
Et c’était peut-être vrai.
« C’est mon choix, voulait elle pouvoir dire. C’est ce que j’ai choisi de faire. »
Les doigts engourdis dans ses gants de jardinage, Alice nettoyait les plates-bandes le long de la piste cavalière. C’était une nouvelle tâche dans un nouveau décor, et ça l’arrangeait. Avec le temps, le décor précédent s’était imprégné de ses angoisses. Celui-ci en ferait sans doute autant.
Il n’y avait pas grand-chose à faire, mais l’équipe était restreinte. Tout le monde adorait travailler au parc au printemps et en été. En février, la plupart des bénévoles étaient partis et les salariés se comptaient sur les doigts de la main. Alice passait beaucoup de temps seule, et il faisait si froid que ses pensées tournaient au ralenti. Ça lui convenait.
Elle vit passer un cheval. Elle n’était jamais montée à cheval. Elle vit des gens et des chiens.
Les gens semblaient frigorifiés, et les chiens, contents. Elle en vit un tout petit qui tenait dans sa gueule un énorme ours en peluche, et même si elle n’aimait pas les petits chiens, elle se dit qu’ils étaient mignons quand ils portaient des objets plus grands qu’eux.
Elle vit une femme qui passait à grandes foulées fluides, et elle pensa à Riley. C’était une foulée familière, mais qu’elle n’avait pas vue depuis longtemps. Elle revit Riley courant sur la plage, sur les trottoirs, sur la 97e rue. Elle avait plus de mal à l’imaginer en train de marcher. Riley couvrait généralement trois kilomètres tandis qu’Alice en parcourait la moitié.
Tout à coup, Alice se figea. Elle épousseta la terre glacée de ses vêtements et s’avança sur le chemin, le cœur battant. La femme filait devant elle, sur des jambes faites pour courir. Elle était encore assez proche pour qu’Alice l’appelle. Elle ouvrit la bouche, puis se ravisa. Elle se contenta de continuer à la regarder, envahie par une curieuse sensation, comme si elle avait reçu un seau d’eau froide sur la tête.
Si Riley voulait courir, elle ne pouvait pas l’en empêcher.
Elle ne pouvait que la regarder. Et c’est ce qu’elle fit. Son image se mêlait à ses souvenirs, et le résultat fut une vision d’une étrange beauté.
Ce soir là, Riley ne se sentait pas bien. Elle ne se plaignit pas, mais c’était évident. Alice savait très bien pourquoi. Judy voulut appeler le médecin, mais Riley refusa.
– Je suis majeure, dit-elle pour clore la discussion.
Plus tard, Alice vint s’asseoir sur le lit de sa sœur, dans sa petite chambre. Elle regarda les quelques objets qui étaient restés après leur départ : une photo d’elles deux dans les bras l’une de l’autre, en haut d’une colline enneigée à Central Park, une vieille photo de Paul et de Riley avec un énorme poisson sur un bateau de pêche dans Great South Bay.
– Je bossais sur la piste cavalière aujourd’hui, fit Alice.
Elle regarda Riley, qui lui rendit son regard, et elles se comprirent parfaitement.
Riley avait les traits tirés. Alice réfléchissait à la meilleure façon d’aborder le sujet. Elle voulait trouver la bonne manière d’exprimer son désarroi, et aussi son amour. Puis elle se rendit compte qu’il n’y avait pas de bonne manière, parce que ces sentiments n’allaient pas ensemble.
Son bienêtre et celui de Riley n’étaient pas forcément synonymes. Elle commençait à comprendre que leurs buts respectifs pouvaient être très différents. Il faut parfois savoir reconnaître les divergences pour pouvoir les dépasser.
– C’est sympa, ce coin là, dit-elle enfin. Avec les chiens et les chevaux.
Riley mit quelques minutes à réaliser qu’Alice n’en dirait pas plus.
Au fil de la soirée, le visage de Riley se détendit jusqu’à retrouver sa douceur. Tandis qu’Alice feuilletait un magazine sur le grand lit, Riley s’endormit, la jambe sur celle de sa sœur.
Il fallut quelques secondes à Paul pour reconnaître le visage d’Ethan dans le hall de la fac. Sa première réaction fut la joie, sa seconde, la méfiance.
– Qu’est ce que tu fais là ? demanda-t-il.
– J’espérais tomber sur toi, dit Ethan.
Il lui parut vieux. C’était peut-être le fait de le voir en hiver. Ethan était un homme de l’été.
– Tu joues au détective ou quoi ? Tu attends depuis combien de temps ?
Ethan consulta sa montre.
– Vingt minutes. Riley m’a dit que tu avais un séminaire ici.
– Tu aurais pu m’appeler sur mon portable, observa Paul non sans hypocrisie.
– J’aurais pu.
Paul sortit dans la rue en serrant son manteau autour de lui, et Ethan le suivit.
– Tu étudies quoi ? lui demanda-t-il.
– La philo.
Ethan ne perdit pas patience. Il avait essuyé tellement de rebuffades de ce genre qu’il était rodé.
– Oui, je suis au courant. Quel genre de philosophie ?
Paul se tourna vers lui.
– La philosophie morale. Il hocha la tête.
– Et politique, ajouta Paul en marmonnant. Quand il était petit, Ethan avait tenté de prendre son éducation en main. C’était lui qui lui avait appris à lire entre le CP et le CEI, alors que l’école menaçait de le renvoyer. Et après le CM1, profitant d’un été particulièrement pluvieux, Ethan leur avait lu toute la trilogie du Seigneur des anneaux. Paul ne l’aurait jamais avoué, mais il avait adoré. Riley et lui allongés têtebêche sur le canapé, Ethan installé dans le gros fauteuil marron capitonné, qui faisait les voix de tous les personnages. Paul se disait parfois qu’il aurait pu être acteur.
Le murmure de la pluie et du vent se mêlait à celui de l’océan. Quelquefois, Alice venait se pelotonner avec eux. Paul sentait encore ses coudes s’enfoncer dans ses côtes tandis qu’elle se nichait entre lui et le dossier du canapé. Il râlait, mais il adorait ça aussi. Il se moquait parce qu’elle se cachait dès qu’un passage faisait un peu peur.
C’était le temps où Paul croyait qu’Ethan l’aimait, jugement qu’il avait révisé depuis. Ce n’était pas à lui qu’Ethan s’intéressait. Cet été là avait été le plus heureux, mais il avait très mal fini.
– Ça te plaît ? demanda Ethan. Oui.
– Tu comptes préparer le doctorat ?
– C’est l’idée.
Ethan avait laissé tomber son doctorat d’histoire quelque part au milieu de sa thèse. Un jour, au cours du piquenique annuel sur la plage de la baie, il l’avait entendu qualifier son parcours universitaire de TST, ce qui signifiait, comme il l’apprit plus tard, Tout Sauf la Thèse. Ça correspondait bien à Ethan, toujours débordant de projets, mais sans aucune persévérance.
Ils traversèrent Washington Square Park et passèrent sous l’arc de triomphe. Paul se demanda combien de temps Ethan allait le suivre. Il allait sans doute vite se lasser.
– Tu as vu les filles récemment ?
Là, Paul accéléra. Ethan savait-il quelque chose ? Ça ne lui était pas venu à l’esprit jusque là, mais maintenant qu’il y pensait, l’hypothèse le perturba.
– J’ai vu Riley il y a une semaine, environ, répondit il avec désinvolture.
Il ne voulait pas qu’Ethan soit au courant pour Alice et lui.
– Comment tu l’as trouvée ?
Paul ne l’entendait plus. Il vira brusquement dans la 8e Avenue.
– Ecoute, j’ai un rendez-vous et je suis déjà en retard. Appelle moi si tu as besoin de quelque chose, d’accord ?
Il planta Ethan sur la 5e Avenue et hâta le pas vers le West Side, sans aucune raison. Il fut soulagé qu’il n’essaye pas de le suivre.
Plus tard, il se rendit compte que, tout à sa mauvaise humeur et à ses petits problèmes, il avait oublié de lui demander ce qu’il voulait.